Enseignement
Attending to things,
And to the world.
Depuis 2015, chaque année des étudiant.e.s de Master 1 partent trois semaines au Sénégal dans le cadre du dispositif pédagogique Projections Internationales : un workshop à l'étranger reposant sur des méthodes d’enseignement transdisciplinaires et expérimentales qui s'étend sur l'ensemble de l'année. Le programme Dakar : Présences du Futur s’est construit avec Mamadou Khouma Gueye, réalisateur sénégalais installé à Nantes, membre de l'association plan B réunissant des réalisateurs engagés pour la présence du cinéma dans la grande banlieue de Dakar (Guinaw rails). Chaque année, nous engageons des collaborations étroites avec nos partenaires sénégalais : le Musée Théodore Monod d’art africain de l’Institut Fondamental d'Afrique Noire et les étudiant.e.s de l’université Cheikh Anta Diop, la Villa arts et multimédia de Kër Thiossane en 2015, l'artiste Issa Samb du Laboratoire Agit'Art en 2016, les étudiant.e.s et les enseignants de l'Institut de formation en audiovisuel Sup'imax en 2018, l'artiste Cheikh Ndiaye en 2019,...
Refondre la modernité, fabriquer de nouvelles épistémologies
Dakar : Présences du Futur est initié par la volonté de relire les modernismes artistiques, de réviser les récits historiographiques et d’opérer un mouvement de décentrement culturel. Depuis la fin des années 1980, un mouvement d’internationalisation des échanges culturels a dessiné une nouvelle géographie culturelle mondiale. Le nombre croissant d’expositions consacrées aux artistes contemporains d’origine africaine ou de la diaspora a été accompagné par de nouveaux discours africains sur l’art et les modernités africaines. Une génération d’artistes, d’historien.ne.s de l’art et d’intellectuel.le.s a produit un discours critique et à des relectures de l’histoire africaine. Elle a démontré que l’Afrique a relevé d’une fiction géo-esthétique et de fabulations en étudiant « l’invention coloniale » de l’Afrique par les discours scientifiques occidentaux de l’époque (Valentin Mudimbe). Elle invite également à construire des nouvelles reconfigurations et représentations historiques, géographiques et culturelles. Ainsi, la reconsidération des récits, le réinvestissement de savoirs anciens, la décolonisation du regard porté sur les patrimoines, traduisent notamment la diversité des modes d’approches du réel selon les civilisations et les époques c’est à dire différents modes d'existence, de traditions de pensée et de configurations du monde, la pluralité des modes de connaissances ainsi que la relativité gnoséologique et épistémologique. Aujourd’hui, les artistes interrogent avec force les réalités sociales actuelles du continent, ses imaginaires et ses mutations. Une multitude d’oeuvres cultive la coexistence d'histoires hétérogènes. Contextualisées dans des sites d'énonciation différents, elles peuvent être considérées comme des stratégies (discursives) au sein d'un réseau, en transformation, traversé par de nombreuses contradictions, tensions et rapports de force.
DeS FuturS
Dakar : Présences du Futur convie les étudiant.e.s à réfléchir à ces propos d’Achille Mbembe : « pour ceux et celles porté(e)s par le souci de l'Afrique, le défi essentiel est désormais de travailler à l'interstice de plusieurs extériorités, convaincu(e)s qu'il n'y a plus de dehors auquel s'opposerait un dedans ». En outre, parce que l'expérience humaine en Afrique renvoie à une série de questions globales à laquelle fait face le monde dans son ensemble. Elle permet de prendre conscience avec efficience que les défis actuels (environnementaux, économiques, sociaux, urbains, culturels, politiques...) nécessitent de redéployer les champs contemporains de la connaissance et de l’imagination afin de concevoir des scenarii pour l’à-venir. Dans quels termes, pouvons-nous penser la place du futur dans les imaginations contemporaines (pour l’Afrique mais aussi au delà) ? De quels futurs s’agit-il ? Quelles sont les ressources qui permettraient de les penser et d’en précipiter l’avènement ? De quelles manières mener de nouvelles formes de production du politique, de l’économique, du social, à l’articulation de l’universel et du singulier, de l’en-commun ? Les penseurs de tous horizons, qu’ils soient poètes, artistes, scientifiques ou philosophes, s’efforcent de déployer différentes pistes de manière imparfaite et spéculative.
Partir de la vie
Dakar : Présences du Futur prend place « en dehors » des murs de l’école. Les étudiant.e.s sont d’abord accompagné.e.s par un séminaire-atelier conçu avec un artiste invité qui se déroule tout au long de l’année. Ici, apprendre est une création continue, en coparticipation dans un environnement social partagé, qui vise à déconstruire nos propres fictions, nos mythes, à nous intéresser à des auteurs.rices situé.é.s en dehors de nos champs référentiels habituels et à tenter de nouvelles hypothèses. Ici, la signification doit être trouvée par celui qui écoute, qui se met à chercher, en établissant des correspondances avec sa propre expérience, ses centres d’intérêts et ses histoires de vie. Le temps de l’enquête à Nantes puis à Dakar est envisagé comme forme d’existence et espace de liberté. Chaque étudiant.e conçoit un projet artistique dont les étapes de réalisation sont simultanément conçues comme des phases de développement de sa recherche, qu’il.elle doit mener, avec rigueur. Chaque projet (pratique filmique –documentaire ou/et fiction-, sculpture, installation, performance, texte, dispositif…) souligne les différences en les considérant comme le fondement de la personnalité de chacun.e. Les étudiant.e.s suivent leur route, d’éventuels indices, intuitions, narrations, traces, construisent des situations générant de nouvelles expériences et inventent des pratiques souvent hybrides qui mêlent cinéma, théâtre, danse, performance. Dakar est tour à tour un lieu de rencontres, un déclencheur, un opérateur, un agent, une interface, site, personnage, décor, porteur de fictions et de récits. Ici, l’éducation ne consiste pas seulement à inculquer du savoir mais à sortir dans le monde. Elle est avant tout une question d’ouverture aux choses et au monde, un mode d’attention afin de sortir des représentations établies, de chercher à se forger son propre esprit sensible et critique, par l’expérimentation et la recherche. S’éduquer, c’est se transformer.
Indiscipline
Ce qui importe également c’est que chacun.e. s’implique dans une expérience partagée, un moment intense, inattendu, généré par un « terrain » de recherche commun, décliné par des rencontres (avec des universitaires, des écrivains, des artistes, des tradipraticiens, des galeries, la biennale de Dakar…), des cours, des visites, des soirées de projections de films, des événements, des conversations. La démarche est envisagée comme « practice-led research », « practice as research in performance », « artbased research » ou encore « recherche-création ». Elle s’inscrit dans une tradition pédagogique héritée notamment des travaux des John Dewey, des expériences du Black Mountain College, via des incursions vers Augusto Boal, Paolo Freire et d’innombrables projets artistiques contemporains (associés à la convocation des sciences humaines et naturelles, des théories culturelles, de genre, décoloniales, de la science-fiction, du cinéma, de la littérature, des enjeux numériques,…). Ces approches ont en commun d’associer démarche artistique et recherche. Elles déploient une indiscipline (Anthony Mangeon) qui doit être comprise comme une transgression des frontières disciplinaires permettant de multiples interprétations et investigations. Ces dernières se constituent par une hybridation des pratiques, des modèles conceptuels, des habitudes cognitives et permettent la mise en lumière de nouveaux paradigmes. Elles cherchent à fournir d'autres types de récits et manières de faire. L’identification des divers modes d’exploration du monde et la singularité ou non de la manière dont l’artiste construit son objet de recherche fait partie du projet pédagogique. Le partage des cheminements ou des lignes d’intérêts édifie collectivement une connaissance unique inhérente à la situation créée par l’étudiant.e pour mener son projet. Autrement dit, le savoir est considéré comme un devenir qui se déroule tout au long du processus. La connaissance est un savoir-faire situé basé tout à la fois sur la manière dont une œuvre se fait et de quoi elle est faite. Les projets des étudiant.e.s sont visibles lors d'événements collectifs (exposition, édition) qui affectent leur mode de production, d’effectuation et de diffusion.
Réorienter notre trajectoire commune
Dakar : Présences du futur est fondé sur une politique de l'amitié (Jacques Derrida) car Mamadou Khouma Gueye, qui est un passeur de frontières, a développé un art de la traversée sous la forme de la relation (Jean-Godefroy Bidima). En proposant aux étudiant.e.s de construire leur projet sur l’écoute, l’attention, l’échange, la collaboration avec des Dakarois de toutes sortes (artisans, artistes, réalisateur.rice.s, jardiniers, habitant.e.s, militant.e.s, étudiant.e.s...), il s’agit de confronter les manières de faire, de penser et de former les réalités pour dégager de nouvelles approches du réel, s’ouvrir à la diversité par des interactions imprévues, déjouer les attentes identifiantes et sclérosantes. Cela nous conduit à nous exposer et à remettre en question notre position. A nous mettre en position de correspondance avec notre monde. Comme le disait l’artiste Issa Samb alias Joe Ouakam : « Devenir humain implique la sortie de soi-même et la rencontre jamais garantie avec l'étrange et l'étranger. Toute pensée véritable surgit au point de rencontre avec ce qui n'est pas soi-même. Au point de rencontre avec ce qui ne saurait se ramener à soi, penser, tout comme nourrir sa vie, devient inévitablement habiter l'écart, faire travailler l'écart ». Ce projet d’enseignement s’intéresse à la manière dont des personnes aux expériences de vie différentes parviennent à trouver un terrain d’entente, à mettre en commun, à prendre un chemin ensemble, pour lui donner du sens ensemble (avec certes de nombreux paradoxes !). La mise en commun fait bouger, est sujette a des secousses, remue les choses. Cette démarche, dans toute sa dimension problématique, est fondamentalement écologique (Félix Guattari, Timothy Morton, Fred Moten). Elle est envisagée comme une dynamique reconnaissant le pluralisme des formes de savoirs et d’imaginaires nécessaires à réorienter notre trajectoire commune, par des tramages relationnels faits de traversées et de lignes de forces. « On reconnaît que les autres sont autres, non parce qu’ils se tiennent de part et d’autre d’une frontière entre des univers culturels, le nôtre et le leur, mais parce qu’ils sont des compagnons de voyage dans le même monde » disait Issa Samb. Il s’agit d’un engagement à habiter non pas dans de multiples mondes d’existence mais dans un seul et même monde en devenir, dont la multiplicité est infinie. Il s’agit aussi de repenser l’écologie des savoirs, leurs éthiques et leurs politiques, d’habiter l’inséparation des territoires, l’imbrication réciproque, la nécessaire transformation, les manières d’être vivant, par l’activation des réseaux de solidarité au delà des frontières, sans oublier les problématiques de la différence et de l’asymétrie.
Dakar : Présences du futur est comme mettre un radeau à l’eau dans un monde en mutation, un monde où les choses ne sont pas toutes faites, mais naissantes, constamment sur le point d'affleurer. C’est ce que nous avons fait à l’île Dionewar en mai 2016.
En 2021, L’université des Futurs Africains d’Oulimata Gueye au LU a permis quelques belles rencontres et de nouvelles réflexions.
L’année 2022 ouvrira d’autres échanges, hypothèses et prospectives. Centrée sur le projet de recherche Ateliers de Troubles épistémologiques conçu avec le musée T. Monod d’art africain, notre perspective cherchera à déployer une écosophie pratique et spéculative, à permettre une recomposition des subjectivités individuelles et collectives, à exprimer une cosmologie de l'émergence (Souleymane Bachir Diagne).
Dans les années à venir, les étudiant.e.s pourront être accueilli.e.s pour de plus longues périodes à l’Institut supérieur d'audiovisuel Sup'imax de Dakar. Nous recevrons également aux Beaux-Arts de Nantes plus d’étudiant.e.s sénégalais.es.
Ci-dessous, d’autres textes, ceux des étudiant.e.s et un entretien avec Mamadou Khouma Gueye, précisent les projets menés.
Au delà de l'informe 2019 Cheikh Ndiaye, artiste et Jonathan Poulet, étudiant. Centre culturel Apix Guinaw Rail Sud
Objet-dessin, Jiyoon Jang, 2019
Musée portatif, Jiyoon Jang, 2019
Calebasse 1.3, Jonathan Poulet, 2019
Pièces de Mona Bargagli, Clément Raveu, 2019